En 1971, le journal Le
Nouvel observateur publie une pétition, intitulée « La liste
des 343 françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je
me suis fait avorter ». Cette pétition avait pour but de
faire éclater au grand jour la question de l'avortement et de la
maternité choisie pour les femmes. Nous sommes en 1971. Les prémices
des révoltes féministes aux États-Unis commencent à faire
entendre leurs échos en France. Dans la société d'après mai 68,
la sexualité tend à se libérer, mais, malgré la loi Neuwirth
autorisant la prise de contraception, adoptée en 1967, les femmes
seraient 6% à prendre la pilule. Elles sont, en revanche, des
milliers à avorter clandestinement chaque année, au risque de leur
santé et de leur vie. Les plus aisées pouvaient partir en
Angleterre, où l'avortement était légal.
Dans la lutte pour la dépénalisation et la légalisation de l'avortement, le Mouvement de libération des femmes (MLF) naissant, s'organise dans la revendication pour l'autonomie reproductive des femmes et pour l'élimination des risques liés à la pratique de l'avortement clandestin.
Dans la lutte pour la dépénalisation et la légalisation de l'avortement, le Mouvement de libération des femmes (MLF) naissant, s'organise dans la revendication pour l'autonomie reproductive des femmes et pour l'élimination des risques liés à la pratique de l'avortement clandestin.
L'initiative
Nicole Muchnik et Jean
Moreau, tous deux journalistes au Nouvel observateur, ont l'idée de
faire témoigner, publiquement et en nombre des femmes connues qui
auraient subi un avortement au cours de leur vie. Cette prise de
parole collective de ces différentes personnalités publiques les
mettraient à l'abri d'éventuelles poursuites.
L'idée est soumise au MLF, divisé quant à la suite à donner.
L'idée est soumise au MLF, divisé quant à la suite à donner.
En effet, pour une grande
partie de ses militantes, radicales, anticapitalistes et marxistes,
il est hors de question de s'allier avec la « classe
bourgeoise », si concernée soit-elle par le combat féministe.
L'idée trouve tout de même un écho favorable auprès de certaines
militantes, à l'instar d'Anne Zelensky, une des fondatrices du MLF.
Avec l'aide de Simone de Beauvoir, elles écrivent le manifeste. Il
s'agit de trouver les mots justes et les phrases qui accrochent. Se
pose aussi la question de l'inclusion des hommes dans le débat et
dans la rédaction du manifeste. Finalement, cette proposition sera
écartée. Il s'agit là d'un combat de femmes pour les femmes.
Christine Delphy évoque
très bien cette question de l'« intrusion » des hommes
dans les débats et assemblées féministes, par la manière, d'une
part, dont les militantes du MLF ont dû, lors de leurs premières
réunions, écarter physiquement les hommes qui voulaient y assister,
estimant que leur présence était indispensable, le combat devant
être mixte. Elle explique d'autre part que les cortèges des
manifestations pour l'avortement libre sont composés d'hommes devant
et de femmes derrière.
Finalement, le titre du
manifeste « Je me suis fait avorter » est adopté. Simone
de Beauvoir en rédige la version finale et le texte commence ainsi :
« Un
million de femmes se font avorter chaque année en France.
Elles le font dans des
conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle
elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous
contrôle médical, est des plus simples.
On fait le silence sur
ces millions de femmes.
Je déclare que je
suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté.
De même que nous
réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous
réclamons l’avortement libre. »
Parmi
les principales signataires :
- Simone de Beauvoir, écrivain,
- Christiane Rochefort, écrivain,
- Christiane Dancourt, écrivain,
- Micheline Presle, actrice,
- Marguerite Duras, écrivain,
- Françoise Sagan, écrivain,
- Bulle Ogier, actrice,
- Gisèle Halimi, avocate,
- Jeanne Moreau, actrice,
- Agnès Varda, photographe, réalisatrice,
- Yvette Roudy, femme politique,
- Marina Vlady, actrice,
- etc.
Ces
signatures sont principalement celles de personnes issues de milieux
aisés (écrivains, artistes, enseignantes, avocates, etc.). La
plupart d'entre elles ont sans doute eu la possibilité d'avorter à
l'étranger, dans des conditions plus acceptables. Une partie du MLF
fustige ces bourgeoises, mais le Nouvel Obs, hebdomadaire généraliste
de gauche, veut se mobiliser, à l'instar de Jean Moreau et de Jean
Daniel (un des fondateurs du journal et alors directeur). Les
signataires du manifeste hésitent à le faire publier dans le Nouvel
Obs, et proposent le texte au Monde, à Politique Hebdo, ou encore
France Soir. Tous ont refusé.
Après de houleuses
négociations avec le MLF, qui ne veut pas se faire instrumentaliser,
le 5 avril 1967, le Nouvel Obs publie la « liste des 343
françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je me suis
fait avorter ». Le MLF obtient une tribune d'une page
intitulée « Notre ventre nous appartient ».
Le journal arrête la
liste des signataires à 343. Après la publication, des centaines de
témoignages, de demandes de signature, de lettres de soutien ont
continué d'arriver à la rédaction du journal.
Réception du manifeste
Si les esprits chagrins
de l'époque ne tardent pas à faire entendre leur hostilité
(milieux catholiques, journaux de droite titrant Le manifeste des
culs ensanglantés »), l'initiative est aussi saluée,
relayée dans d'autres journaux (l'évocation la plus célèbre
encore aujourd'hui est celle de Cabu dans Charlie Hebdo, titrant « Le
manifeste des 343 salopes »), et reprise à l'étranger (Romy
Schneider dans Stern).
Pour les féministes, le
Manifeste des 343 constitue une grande avancée. La justice ne
poursuivra personne. Des militantes du MLF fondent, avec Gisèle
Halimi, l'association « Choisir ». Parallèlement, le
Mouvement français pour le planning familial (MFPF), alors tout
juste agréé mouvement d'éducation populaire, densifie son réseau
de centres d'information sur la contraception. Le mouvement vit
également une lutte interne entre les membres qui pensent que
l'objectif de l'association a été atteint avec l'application de la
loi Neuwirth et qu'il faut donc la dissoudre, et les autres qui
veulent inscrire leur combat dans une lutte politique et sociale.
Après
ce vacarme médiatique en est venu un autre : celui du procès
de Bobigny.
Marie-Claire Chevalier,
mineure, décide d'avorter illégalement à la suite d'un viol, avec
l'aide de sa mère et de deux autres adultes. Son violeur la dénonce,
elle est donc inculpée pour avortement illégal. Gisèle Halimi,
jeune avocate au barreau de Paris, fait de cette affaire un véritable
procès politique. La jeune fille sera relaxée, la mère, condamnée
à 500 francs d'amende avec sursis, les deux complices de la mère,
relaxées. Le procès, médiatisé, a déchaîné les passions.
Enfin,
en février 1973, le Nouvel Obs publie un nouveau manifeste, le
« Manifeste des 331 », signé par des médecins
revendiquant avoir pratiqué des avortements clandestins. Parmi eux,
on peut retenir le nom du professeur René Frydman (à l'origine du
premier bébé éprouvette en 1982).
Le 17 janvier 1975, après
des débats houleux, le Parlement adopte la Loi Veil, relative à la
dépénalisation et à la légalisation de l'avortement sous
certaines conditions (limite de dix semaines de grossesse,
autorisation pour les mineures, etc.), complétant ainsi la Loi
Neuwirth de 1967, légalisant la contraception.
"Manifeste des 343 salopes" versus "Manifeste des 343 salauds"
Pour conclure :
l'expression de Cabu dans Charlie Hebdo (qui est en réalité « Qui
a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l'avortement ? »)
est restée, et le manifeste continue d'être appelé « le
manifeste des 343 salopes ».
Des années plus tard,
des jeunes féministes ont lancé une pétition visant à enlever le
mot « salope » du manifeste, ce qui a fait vivement
réagir Jeanne Moreau, qui tient à le rester. De même, Nicole
Muchnik, à l'origine du manifeste avec Jean Moreau, à la sortie de
Charlie Hebdo, avait trouvé « cela amusant ».
Alors,
salope ou salaud, quelle différence ? Quels enjeux derrière
ces deux qualificatifs ?
Le dictionnaire de
l'Académie française, dans sa 8e édition, définit ainsi le mot
« SALOPE » : adj. féminin. Qui est sale, malpropre.
Substantivement, au figuré et par injure, Une salope, Une femme de
mauvaise vie. La définition du mot « SALAUD, AUDE » est
la suivante : n. Celui, celle qui est sale. Il s'emploie surtout
figurément. C'est un salaud, une salaude. On l'emploie aussi comme
adjectif. Cet homme est bien salaud. Il est injurieux et grossier.
Ces deux acceptations
sont donc surtout employées aujourd'hui dans une forme figurée, et
si l'étymologie est sans doute la même (le mot « sale »),
on constate que « salope » est employé avec une forte
connotation sexuelle, « salaud », pas nécessairement. Le
salaud est un connard, un individu grossier, malpoli, ordurier, etc.
Or, quand il est question
des ces deux manifestes (les 343 et les 343 salauds), les deux
qualificatifs semblent revendiqués. Mais qu'est-ce qui est
revendiqué ? Pourquoi Jeanne Moreau tient à rester une salope
et pourquoi Frédéric Beigbeder déclare-t-il être un salaud ?
En ce qui concerne les
343 « salopes », le mot « salope » était
pertinent car il s'agissait pour les femmes concernées de montrer au
grand jour une hypocrisie les concernant : la femme qui avorte
est maintenue dans le silence car son acte est passible de
poursuites ; elle est surtout vouée à la honte, celle d'avoir
eu des rapports sexuels et de ne pas en assumer ensuite les
conséquences. Mais quid des hommes qui ont eu des rapports
sexuels avec ces femmes ? Pourquoi n'ont-ils pas honte ?
Pourquoi ne sont-ils pas voués au silence ? Pourquoi ne
sont-ils pas reconnus responsables ? C'est ce que pointe le
titre de Charlie Hebdo.
Le mot salope est donc
ici revendiqué car il est symbole d'une lutte et d'une dénonciation.
S’agissant
de nos 343 salauds, nous savons parfaitement ce qui est revendiqué
(liberté sexuelle, liberté d'aller voir les putes, liberté d'être
un « hétéro-connard » assumé et décomplexé, etc.),
et cela semble se passer de commentaires.
Amandine
Sources
-
Wikipedia : Manifeste des 343
- Le
Nouvel Observateur : Sophie des Deserts, « L'histoiresecrète du « Manifeste des 343 salopes » »,
Le Nouvel Observateur, n° 2160, 30 mars 2006
-
Assemblée nationale : Loi n° 75-17 du 17 janvier1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse (publiée
au Journal officiel du 18 janvier 1975)
-
Christine Delphy, L'ennemi principal, T.1, Syllepses, 2013
-
Dictionnaire de l'Académie française, 8e édition
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